Au-delà de Babel

Ce n’est pas un mys­tère, le réci­tal de mélo­dies ou de lie­der passe pour être exi­geant envers le public. Il arrive même que l’ombre infa­mante du mot « éli­tiste » plane sur ce réper­toire, en en ren­dant la pro­gram­ma­tion hasar­deuse.
Une des rai­sons sou­vent évo­quées pour jus­ti­fier cette fri­lo­si­té tient au sup­po­sé obs­tacle que consti­tue la bar­rière lin­guis­tique. D’après les témoi­gnages contem­po­rains, il paraît vrai­sem­blable que l’Europe des salons des XVIIIe et XIXe siècles ait été plus poly­glotte que celle que nous connais­sons. Au sur­plus, une pra­tique main­te­nant qua­si­ment dis­pa­rue – au moins en France – était le recours à la tra­duc­tion qui per­met­tait à la jeune fille de la mai­son de chan­ter L’Amour d’une femme (sic) de Schumann sans s’en­com­brer de Herz, Liebe ni même de Traum. L’exercice est d’ailleurs ô com­bien déli­cat, et demande au poète qui s’y livre une oreille par­ti­cu­liè­re­ment musi­cale. Le résul­tat est alors – dans le meilleur des cas – une para­phrase qui se sou­cie autant de cohé­rence pro­so­dique et musi­cale que séman­tique. Pour en res­ter au même cycle de Schumann, je reli­sais jus­te­ment quelques extraits de la ver­sion qu’en don­nait Jules Barbier – le libret­tiste de Gounod, entre autres musi­ciens – et ne pou­vais que consta­ter le métier du poète et par­fois cer­tains choix qui révèlent peut-être une volon­té de faire mieux que l’au­teur de l’o­ri­gi­nal, notam­ment lors­qu’il évite une répé­ti­tion tex­tuelle pour­tant pos­sible. Les temps ont chan­gé, la demoi­selle-qui-chante-pour-s’at­ti­rer-un-beau-par­ti fait par­tie de notre musée de la socié­té bour­geoise, et l’o­pi­nion géné­rale se range à l’i­dée que langue ori­gi­nale et choix du com­po­si­teur sont indis­so­ciables cepen­dant que l’an­tique scie, tra­dut­tore, tra­di­tore trouve peut-être ici son plus juste emploi.

Un louable désir d’in­tel­li­gi­bi­li­té

Quelles sont les solu­tions qui res­tent aux inter­prètes afin de com­mu­ni­quer ce réper­toire à un public que l’on sou­haite le plus large pos­sible ? La plus simple à mettre en œuvre consiste à faire figu­rer les textes dans le pro­gramme de concert, même ceux res­sor­tis­sant du réper­toire de la mélo­die fran­çaise, tant il est vrai que dans la langue chan­tée, les obs­tacles de la pro­so­die, de l’é­ti­re­ment des phrases et d’é­ven­tuelles dis­tor­sions voca­liques – bien moins fré­quentes, tou­te­fois, que dans le domaine lyrique – com­pro­mettent par­fois la claire com­pré­hen­sion du texte (plus déli­cate chez Mallarmé que chez Armand Silvestre, conve­nons-en !). Mais qui n’a assis­té alors à un tel réci­tal, où il se croit assis dans quelque coin lec­ture de média­thèque et où cha­cun s’af­faire en manœu­vrant son pro­gramme à cou­vrir le bruit que pro­duisent les imper­ti­nents inter­prètes ?
Une approche plus judi­cieuse se contente de ne pro­po­ser qu’une sorte de conden­sé du texte, afin d’en res­ti­tuer l’at­mo­sphère, la stimmung1, pour par­ler plus « lied ». L’écoute se trouve ain­si orien­tée avant de se lais­ser convaincre par la réa­li­sa­tion musi­cale.
J’ai déjà assis­té, dans le contexte d’un conser­va­toire, à une autre ten­ta­tive, ins­pi­rée du prin­cipe du sur­ti­trage. Au fil du concert, un écran dif­fu­sait au moment appro­prié le texte de la pièce inter­pré­tée. Plus de pro­blèmes de frois­se­ment de pages, et une pos­si­bi­li­té d’al­ler assez libre­ment de l’é­cran à la scène pour ten­ter de syn­thé­ti­ser com­pré­hen­sion séman­tique et per­cep­tion audi­tive.
Enfin, il faut men­tion­ner les dif­fé­rentes pos­si­bi­li­tés offertes par le concept de concert-lec­ture, où une mise en espace plus ou moins éla­bo­rée ain­si que des textes qui contre­pointent les œuvres musi­cales veillent à mettre en lumière ces der­nières sans pour autant en don­ner une tra­duc­tion simul­ta­née.
J’allais oublier un dis­po­si­tif qui, à mon avis, court le risque d’ap­pa­raître lour­de­ment didac­tique à moins d’être trans­cen­dé par les inter­prètes musi­ciens et comé­diens : lire tout sim­ple­ment le texte lit­té­raire avant sa ver­sion musi­cale. C’est un exer­cice auquel se livrait Hugo Wolf lors de réci­tals, geste révé­la­teur de l’in­té­rêt méti­cu­leux que ce com­po­si­teur por­tait aux poèmes qu’il met­tait en musique.

Le sens à l’ombre de la Stimmung…

Sans por­ter de manière péremp­toire un regard néga­tif sur toutes ces solu­tions, il me semble qu’on peut y lire en creux la crainte que l’au­di­toire soit inca­pable de se rendre suf­fi­sam­ment sen­sible à l’ob­jet que pro­pose à l’é­coute la mélo­die ou le lied, un objet hybride, por­teur d’une musique de la langue avant celle que lui super­pose le com­po­si­teur, et por­teur d’une stim­mung que les inter­prètes doivent réflé­chir pour ceux qui sont à leur écoute.
Pourtant, Schönberg lui-même déclare qu’il a pas­sé beau­coup de temps auprès des lie­der de Schubert sans réel­le­ment cher­cher à en péné­trer la signi­fi­ca­tion (il n’y a pour­tant pas d’obs­tacle lin­guis­tique !). Et c’est jus­te­ment alors qu’il avait déci­dé d’y remé­dier en s’at­ta­chant à décou­vrir le conte­nu séman­tique pré­cis de ces lie­der qu’il s’a­per­çut qu’il en avait intui­ti­ve­ment sai­si les res­sorts par sa seule sen­si­bi­li­té musi­cale. Le texte ne venait que confir­mer ce que la musique lui avait préa­la­ble­ment confié.

… et de l’har­mo­nie des pho­nèmes

À pro­pos du pou­voir pro­pre­ment musi­cal de la langue, voi­ci ce qu’é­crit Anna Moï dans Espéranto, déses­pé­ran­to, alors qu’elle évoque une langue uni­ver­selle :

Cette langue uni­ver­selle existe ; je la pra­tique depuis le jour où j’é­cou­tai, au Conservatoire de musique de Hô Chi Minh-Ville, une chan­teuse folk­lo­rique russe. […] « Je devais chan­ter trr­rois chan­sons, mais puisque vous les apprr­ré­ciez, je vais conti­nuer. » Elle en chan­ta une qua­trième, une cin­quième, et puis une dizaine. Les larmes venaient aux yeux des audi­teurs, aux miens.
Je ne com­prends pas le russe et la langue uni­ver­selle n’est pas le russe. Je pleure aus­si en écou­tant Cesaria Evora en por­tu­gais ou Misora Hibari en japo­nais ; Barbara en fran­çais ; Callas en ita­lien ; Nathalie Stutzmann en latin ; Marlene Dietrich en alle­mand ; Khan Ly, quand elle chante les vers affû­tés en lame de poi­gnard du poète Trinh Công Son en viet­na­mien.
Je suis hos­tile à la tra­duc­tion et me sou­mets à l’al­chi­mie mys­té­rieuse entre les mots choi­sis par le paro­lier et la mélo­die. La com­pré­hen­sion n’est nul­le­ment impé­ra­tive et l’i­gno­rance exal­tante. Seul l’in­ter­prète aura la res­pon­sa­bi­li­té de connaître toutes les sub­ti­li­tés de l’âme du poète. […]Le chant est une variante de l’es­pé­ran­to. Depuis que je chante, les autres pleurent.

Merveilleuse expé­rience que nous confie l’au­teur, propre à pro­vo­quer une ana­mnèse en cha­cun de nous. Car qui n’a jamais res­sen­ti pareil moment ? D’entre ceux qui me viennent à l’es­prit, je retiens par­ti­cu­liè­re­ment ce concert don­né par Vivabiancaluna Biffi, où cette mer­veilleuse musi­cienne chan­tait un ensemble de fro­tolle – grou­pées par affi­ni­tés thé­ma­tiques – en s’ac­com­pa­gnant à la vièle. Paradoxalement, ces com­po­si­tion de carac­tère stro­phique, à l’é­cri­ture musi­cale volon­tai­re­ment simple afin de mettre en avant le texte, m’ont tou­ché pro­fon­dé­ment, alors même que je ne m’at­ta­chais pas à com­prendre le texte ita­lien mais m’a­ban­don­nais com­plè­te­ment à l’in­ter­prète qui s’en fai­sait le récep­tacle et émou­vant canal de dif­fu­sion. Rien de sophis­ti­qué dans cette pro­po­si­tion, que l’on aurait même pu qua­li­fier d’as­cé­tique en ces temps avides de spec­ta­cu­laire : une femme assise, son ins­tru­ment repo­sant sur ses cuisses, qui nous raconte en chan­son des his­toires éter­nelles. Et pour­tant, quelle effi­cience ! Quelle jus­tesse qui nous per­met de deve­nir intime à ce que nous n’en­ten­dons qu’à-demi. Alors oui, l’in­ter­prète aura la res­pon­sa­bi­li­té de connaître toutes les sub­ti­li­tés de l’âme du poète.
Et même, le chan­teur, avant que de connaître toutes ces sub­ti­li­tés, aura inté­rêt à se lais­ser aller au pur plai­sir déli­vré par la sono­ri­té de la langue. Aborder sa langue mater­nelle comme une langue étran­gère afin de se lais­ser ravir par les jeux pho­né­tiques dont l’u­sage ordi­naire l’é­loigne. Roland Barthes, qui dans sa jeu­nesse avait pris des leçons de chant avec Charles Panzéra, l’é­voque ain­si lors d’un entre­tien :

Aujourd’hui encore, lorsque j’es­saie de pré­ci­ser des notions de la théo­rie lit­té­raire appa­rem­ment bien éloi­gnées de la musique clas­sique et de ma jeu­nesse, il m’ar­rive de retrou­ver en moi Panzéra, non sa phi­lo­so­phie, mais ses pré­ceptes, sa manière de chan­ter, de pro­non­cer, de prendre les sons, de détruire l’ex­pres­si­vi­té psy­cho­lo­gique sous une pro­duc­tion pure­ment musi­cale du plai­sir.

Cette approche pure­ment sonore per­met éga­le­ment de se rendre sen­sible au talent que le com­po­si­teur met­tra pour secon­der, contra­rier ou subli­mer ces don­nées immé­diates du lan­gage. Ceux qui vou­draient s’en convaincre plus avant peuvent notam­ment écou­ter les inter­pré­ta­tions de François Le Roux en même temps que savou­rer cer­tains exemples qu’il détaille dans son livre, Le Chant intime, témoi­gnages élo­quents d’un amou­reux de la langue autant que de la musique. De quoi se mettre en appé­tit avant de se replon­ger dans ses par­ti­tions, l’o­reille et l’es­prit aux aguets, pour en rap­por­ter ses propres perles.

Illustration : Jean-Philippe Blivet