Alors que certains des habitués des stages de Françoise Semellaz vont bientôt se retrouver autour de la musique de Monteverdi, l’occasion paraissait indiquée de revenir sur le problème de l’intonation juste. Ceux qui sont tout à la fois dotés d’une grande mémoire et curiosité se souviendront peut-être du premier billet de ce Coin du pianiste, il y a deux ans déjà, comme le temps passe !
J’invite en tout cas tous ceux que la question intéresse à s’y reporter, et surtout, à se reporter aux liens vidéo figurant à la fin dudit billet. En complément, et avant de vous indiquer une autre ressource passionnante de la Toile, je me livrerai à quelques réflexions, à bâtons rompus, autour de cette idée de justesse.
Tout d’abord, et en dépit de certaines données acoustiques, il importe de redire que cette idée est en premier lieu culturelle. À savoir qu’elle est reliée à un système musical particulier, dans le temps et dans l’espace. Ainsi, si pour nos oreilles conditionnées depuis le plus jeune âge par l’appréhension du caractère vertical de la musique – l’harmonie – la justesse se rapporte de manière privilégiée aux intervalles que les parties font entendre simultanément, il va de soi qu’une telle conception ne rentre pas en ligne de compte dans le domaine de musiques extra-européennes comme la musique indienne ou turque, pour ne prendre que ces dernières, où le concept de justesse s’applique de façon quasi exclusive à la dimension horizontale – mélodique – de la musique. Les râgas indiens et makams turcs demandent à l’auditeur une finesse d’écoute mélodique requise par les nombreuses possibilités d’intonation dont sont pourvus les différents degrés de leurs « gammes ». Quant à elle, la musique occidentale a connu de grands changements dans l’appréciation de la justesse, qu’elle soit harmonique ou mélodique. Il est un fait que l’importance prise par la musique pour clavier – musicalement et socialement – depuis le milieu du XIXe siècle, c’est-à-dire concomitamment avec l’installation durable dans le paysage musical du tempérament égal, a conduit à un certain appauvrissement de la sensibilité auditive, même s’il ne faut pas oublier que les chanteurs et instrumentistes à sons non fixés ont toujours dû cultiver celle-ci.
Sur quoi repose le sentiment de justesse générée par l’exécution d’une harmonie ? Il faut tout d’abord effectuer un rapide détour par une notion que beaucoup d’entre vous connaîtront probablement, celle des harmoniques d’un son fondamental. Effectivement, chaque son à hauteur déterminée produit par la voix ou un instrument fait entendre au-dessus du fondamental qui prédomine un ensemble d’autres fréquences qui fusionnent avec la fondamentale et participent à en déterminer le timbre. Ces autres fréquences, les harmoniques, vibrent à des multiples entiers de la fréquence de base. Ainsi, pour un son dont la composante principale vibre à 100 hertz, les premiers harmoniques vibreront à 200, 300, 400, 500 etc. herz. Les premiers harmoniques sont les plus audibles et font entendre les intervalles qui vont devenir essentiels dans la construction de l’aspect vertical de la musique. Il s’agit tout d’abord de l’octave, puis de la douzième (la quinte redoublée), la double octave, la dix-septième (tierce redoublée deux fois) etc. On remarquera que le caractère fusionnel des intervalles décroît au fur et à mesure que l’on s’éloigne de la fondamentale (octave, quinte, tierce, septième etc.), l’octave étant l’intervalle le plus concordant, à l’exception de l’unisson, évidemment.
Aussi, si l’on se représente, en simplifiant, chaque son comme une suite d’ondes sinusoïdales régulières, on peut assez facilement visualiser le principe de justesse. Arrêtons-nous sur la quinte, ou plutôt ici, son redoublement. En conservant notre exemple d’un son dont le fondamental est de 100 Hz, on comprend bien que si on lui adjoint une douzième vibrant à 300 Hz ou bien une quinte à 150 Hz (puisque l’octave est de rapport 2), les périodes des deux sons seront en phase de manière périodique, avec pour conséquence un renforcement du son fondamental.
Ce rapide détour me semblait nécessaire pour expliquer le plus important, le ressenti procuré par l’exécution d’intervalles acoustiquement justes. Cette sensation, qui me semble particulièrement vive dans le domaine du chant, se traduit dans l’impression de plus grande plénitude, de vitalité sonore se dégageant d’un ensemble vocal chantant une harmonie « juste ». On peut avoir l’impression que l’accord sonne « tout seul », sans effort.
Une précision s’impose toutefois : cette sensation sera d’autant plus présente que le vibrato sera absent. L’orgue, avec ses sons soutenus régulièrement est potentiellement très à même de faire goûter cette sensation. Un ensemble de voix dont l’émission est accompagnée d’un vibrato ample et à périodicités non synchrones (le contraire semble difficile à obtenir) gêne la perception de cette justesse acoustique et en réduit l’effet.
Pour autant, avons-nous ici la clef du problème de la justesse ? Évidemment non, autrement cela n’aurait pas occupé l’attention des théoriciens et musiciens pendant de si nombreux siècles. Pour tâcher de comprendre, et sans rentrer dans le détail du phénomène, il est plus simple de prendre pour base le problème de l’accord d’instruments à claviers, donc, à sons fixés. Imaginons que nous voulions garder nos quintes justes afin de profiter de l’effet acoustique qu’elles procurent, comment pourrions-nous y prendre ? En théorie, il suffit de prendre en compte ce que l’on nomme couramment le cycle des quintes. Si l’on enchaîne douze quintes successives, on retombe sur la note de départ, quelques octaves plus haut ! do-sol-ré-la-mi-si-fa#-do#-sol#-ré#-la#-mi#-si#(do). À l’issue de ce parcours de quintes, nous avons donc rempli tout l’espace chromatique. Pratiquement, pour en faire la démonstration sur un clavier, il suffit d’alterner quintes et leur renversement, quartes, pures également. C’est une fois arrivée au bout de l’exercice que l’on s’aperçoit de la difficulté : le si# sonne un peu plus haut que le do attendu. La différence entre ces deux notes est appelée comma pythagoricien – Pythagore étant un des premiers à s’être attaché à montrer les propriétés mathématiques de rapports des sons entre eux – le comma étant un intervalle relativement petit mais suffisamment audible pour perturber notre sentiment de justesse. D’autre part, l’intervalle entre mi#(fa) et do fait entendre une quinte diminuée du même comma pythagoricien, la rendant inemployable.
Mais surtout, cet accord posait problème avec les tierces. Ainsi, si nous prenons l’enchaînement de quatre quintes, do-sol-ré-la-mi, et que de la même manière que précédemment nous comparons le mi issu des quintes justes à la tierce juste do-mi (tierce dont le rapport acoustique est similaire au rapport simple de la série des harmoniques), nous nous apercevons encore de l’écart entre les deux mi, celui issu des quintes pures sonnant plus haut d’un comma syntonique par rapport au mi de la tierce pure. Cette tierce, appelée par référence au système d’accord, pythagoricienne, sonne dure à nos oreilles, bien que déjà « malmenées » par le tempérament égal dont les tierces sont assez loin d’être pures.
Il est intéressant de remarquer que cet accord à quintes pures, dit pythagoricien, est celui qui a dominé la musique médiévale, qui a connu l’apparition de la polyphonie écrite au IXe siècle, d’abord par l’emploi de quartes puis de quintes parallèles. La tierce et son renversement, la sixte sont classées parmi les dissonances, ce qui est, nous venons de le voir, bien le cas, motivant probablement certains principes d’écritures comme les résolutions de tierces majeures sur les quintes et de sixtes majeures sur les octaves, ce qui aura des conséquences importantes dans la poursuite de l’évolution de l’écriture musicale.
Durant la Renaissance, la pensée harmonique progresse en autonomie vis-à-vis du contrepoint, et le besoin de la tierce, notamment aux cadences, se fait de plus en plus sentir, à moins que ce ne soit l’intonation juste des chanteurs qui en rendent l’emploi possible ou encore, une interaction des deux phénomènes. Toujours est-il que l’on assiste à l’émergence de nouveaux accords – tempéraments, puisqu’il s’agit de « tempérer » la justesse de certains intervalles afin de favoriser celles des autres – que l’on regroupe sous le nom de mésotoniques et qui vont prospérer au long des XVIe et XVIIe siècle. C’est la quinte pure qui sera cette fois rognée légèrement afin de sauvegarder la pureté du plus grand nombre possible de tierces.
Plus tard, d’autres tempéraments vont chercher un compromis entre quintes et tierces, permettant surtout l’emploi plus large de la modulation vers des tonalités éloignées, se rapprochant ainsi du tempérament égal qui est celui de nos pianos modernes. Toutefois, ce serait un contresens que de voir là un principe téléologique à l’œuvre, le tempérament égal n’étant ni un aboutissement, ni un progrès dans le sens positiviste. Il faut d’ailleurs mentionner qu’il était théoriquement connu depuis longtemps, Mersenne en parle au XVIIe, car bien que n’étant pas expliqué par les principes mathématiques employés aujourd’hui, il était possible de le déterminer grâce au monocorde. Pratiquement, il était également très probablement employé par les musiciens utilisant les instruments à frettes, de la famille des luths ou de celle des violes. Il faut garder à l’esprit que ce tempérament n’était tout simplement pas perçu comme le plus pertinent pour faire sonner la musique qui se composait alors, ses intervalles qui nous sont familiers paraissant passablement discordants, notamment les tierces.
Ces quelques considérations, nous ont éloigné du problème des voix, qui ayant la possibilité, à la différence des claviers, de faire entendre une infinité théorique de fréquences possibles (dans la mesure de l’étendue vocale, cela va de soi), devraient être à même de rendre justice à la justesse acoustique. Là aussi, le problème est complexe et, pour simplifier drastiquement, on peut dire que dans le meilleur des cas, un chanteur ayant un très bon sens de l’intonation doit faire des compromis entre justesse mélodique et harmonique et doit s’appuyer sur un cadre diatonique – à savoir le repère de la tonique de la tonalité de la pièce interprétée – afin de ne pas s’égarer dans le labyrinthe, pour reprendre une expression employée par certains auteurs, des accords justes. Il faut également tenir compte du fait que bien souvent, des ensembles instrumentaux se joignaient aux chanteurs, dont des claviers, ceci obligeant à de nouveaux compromis entre différents systèmes d’appréhension de la justesse.
J’espère que ces quelques paragraphes, bien courts si l’on songe à la complexité du problème, vous auront donné des clefs pour mieux apprécier les vidéos auxquelles je faisais référence en début de billet.
Pour aller plus loin, je ne peux que vous recommander la lecture, ne serait-ce que cursive, de cet article approfondi, qui présente de manière passionnante bien que fort technique le problème évoqué : https://virga.org/zarlino/article.php?item=3
Bien que très pédagogique, il faut reconnaître que le sujet est difficile d’accès, surtout lorsque, comme l’auteur, on tâche de le penser avec les outils conceptuels et pratiques de l’époque, ce qui est bien entendu une démarche fructueuse mais demande un effort pour s’approprier une manière de penser les choses en apparence les plus évidentes, comme une gamme, par exemple.
Un des intérêts de cet article est de proposer – via la réalisation par un logiciel dédié – l’écoute de fragments musicaux permettant de saisir auditivement les problèmes dont il est question. Si les principes théoriques vous rebutent de trop, vous pouvez cependant vous reporter à la sous-partie du premier chapitre intitulée « Le mythe de la dérive du diapason » et écouter les exemples musicaux qui y figurent. Si vous avez suivi les vidéos de la chaîne Early music sources.com, cela vous semblera familier. Au chapitre trois, la sous-partie « Le marcheur dans le désert » apporte son lot de réflexions intéressantes. Enfin, le quatrième chapitre applique la discussion théorique précédente à des exemples musicaux qu’il peut être intéressant d’écouter, même en survolant les explications qui les accompagnent. Enfin, vous trouverez à la fin, un petit « concert syntonique », toujours enregistré en Midi d’après le logiciel développé pour les besoins de cette enquête, où figurent notamment ces très étranges pièces de Roland de Lassus, Les Prophéties des Sybilles.
Bonne lecture, bonne écoute !
Stéphane Blivet