Hypallage, congeries, noemia, peroratio, autant de termes aux consonances gréco-latines qui pourraient bien vous être étrangers. Il s’agit là d’un petit échantillon de ce que le riche lexique de l’art de discourir proposait à ses serviteurs.
Les institutions pédagogiques dédiées à l’apprentissage des musiques anciennes offrent souvent aux élèves, et notamment aux élèves chanteurs, la possibilité de se familiariser avec les notions clefs de la rhétorique appliquée dans le champ musical. Pour ceux qui n’ont pas eu l’occasion de fréquenter ces écoles, le terme de rhétorique musicale pourra évoquer leur rencontre avec des pièces du répertoire baroque à l’occasion de laquelle il leur aura été enjoint de porter une attention toute spéciale à la restitution du texte littéraire. Des effets musicaux tels que chromatismes, grands intervalles disjoints ou tel jeu de contrepoint auront été pointés comme autant d’artifices rhétoriques. Mais il est bien rare que ces notions soient abordées de manière systématique, cependant que les ouvrages traitant de la question ne sont pas légion.
Vers un art de discourir
Aussi, je ne saurais trop recommander à ceux que la question intéresse la lecture d’un ouvrage assez récent de Denis Morrier, Monteverdi et l’art de la rhétorique, paru dans la collection La Rue musicale (éd. La Philarmonie de Paris). En abordant la musique de Monteverdi sous cet angle, l’auteur expose plus généralement les mutations à l’œuvre dans la perception du fait musical. Le rattachement de la musique au quadrivium ̶ la part des arts libéraux qui représentait le domaine scientifique ̶ qui se signale durant tout le moyen-âge par un souci du nombre tant dans l’appréciation des intervalles que dans l’ordonnancement du rythme et de la mesure, laisse la place durant la Renaissance et le premier Baroque à une conception plus proche de la littérature, où la musique cherche à épouser plus étroitement la logique du poétique. C’est aussi le moment où la science du contrepoint, véritable démonstration du savoir-faire architectural du compositeur, va se trouver mise en concurrence avec la monodie accompagnée, dont l’émergence est associée au nom de Caccini, compositeur de la génération précédant Monteverdi et ayant fréquenté le fameux cénacle florentin, la camerata Bardi, lieu d’intenses réflexions et expérimentations artistiques. Dans la préface de ses Nuove musiche (1602), on peut lire sous la plume de Caccini les mots suivants :
Dans les madrigaux comme dans les airs, je me suis toujours efforcé d’imiter le sens des paroles, recherchant selon leurs sentiments les notes plus ou moins expressives qui auraient particulièrement de la grâce, et cachant autant que j’ai pu l’art du contrepoint (trad. De Jean-Philippe Navarre).
Peut-être peut-on entendre dans ces lignes un écho de ce que Baldassare Castiglione écrit dans son ouvrage, Il Cortegiano (1528), et que Denis Morrier cite afin de définir le cadre sociologique dans lequel évoluait Monteverdi :
[…] il faut fuir, autant qu’il est possible l’affectation, et, pour employer peut-être un mot nouveau, faire preuve en toute chose d’une certaine sprezzatura, qui cache l’art, qui montre que ce que l’on a fait et dit est venu sans peine et presque sans y penser. C’est de là, je crois, que dérive surtout la grâce (trad. Alain Pons).
Cette sprezzatura, sorte « d’air de ne pas y toucher », attitude désinvolte, se signale en musique par un abandon de la règle stricte au profit de la licence d’écriture. Morrier voit dans l’attachement de Monteverdi à cette valeur aristocratique le signe « d’une véritable “conscience de classe” qui l’invite à concevoir un art excentrique précieux, qui se place au-dessus des conventions de son temps ».
De l’éthos des modes au figures du discours
Monteverdi n’ayant que peu théorisé, c’est par le biais d’une polémique avec un de ses principaux détracteurs, le père Giovanni Maria Artusi, que Denis Morrier peut relever en creux les innovations du premier qui se trouvent critiquées par le second. Une première grande partie est ainsi consacrée à l’étude des dissonances, à l’emploi du chromatisme et enfin la délicate question des modes, de leurs caractères (éthos) et de la manière qu’a Monteverdi de les employer. En dépit de l’aspect technique de ces questions, le propos est toujours très clair et complété par de nombreux exemples musicaux gravés.
Après avoir clos ce chapitre ayant trait à l’éternelle querelle des Anciens contre les Modernes, l’auteur détaille dans une seconde partie les moyens rhétoriques utilisés par Monteverdi dans un échantillon varié de son corpus. A de nombreux moments, le recours aux sources premières, que ce soit ouvrages théoriques (Burmeister, Bernhard…) ou bien lettres du compositeur, permet d’adopter au plus serré le point de vue des contemporains. Loin de s’en tenir à l’exposé des « figures » rhétoriques, artifices littéraires dont les compositeurs ont tiré des équivalents musicaux, Denis Morrier expose d’abord comment la façon d’envisager la création musicale trouve un appui dans les questionnements relatifs à l’inventio dans les sources latines, puis développe de manière passionnante la construction du discours toujours à l’aide d’analyses d’œuvres du corpus monteverdien. La fameux stile concitato (rendu célèbre notamment par le Combattimento di Tancredi et Clorinda) se trouve ainsi contextualisé dans un ensemble plus large tout comme la théorie des affetti qui traversera toute la musique baroque.
L’auteur fait une distinction intéressante entre figure et figuralisme, ce dernier terme étant souvent employé comme équivalent à madrigalisme. Les deux notions étant souvent confondues, quelques lignes permettent de préciser comment la première a trait à la logique du discours tandis que l’autre tient plutôt de l’art de « peindre » en musique. Entendu ainsi, on pourrait trouver des exemples de figuralisme dans la musique médiévale.
Deux chapitres terminent ce court mais dense ouvrage (deux cents pages), qui s’attachent à montrer chez Monteverdi le souci de maîtrise de la forme musicale dans tous ses aspects, notamment en pensant également le rapport de la chorégraphie à l’œuvre dans son ensemble ainsi que la question du timbre, ce compositeur témoignant d’une recherche précise d’un idéal sonore tant par les instruments choisis que par la spatialisation.
Une des plus belles réussites de ce livre est qu’à peine refermé, un vif désir nous prend de réécouter ou d’écouter cette musique en ouvrant tout grand ses oreilles afin d’en recueillir toutes les subtiles nuances.